Boire, manger, se laver ou faire ses besoins relève du périple pour plus de deux mille habitants des squats et bidonvilles de la métropole bordelaise. Privés de conditions sanitaires élémentaires, l’application des gestes barrières en cette période de pandémie relève de l’utopie pour les occupants. Selon notre enquête, 8,5% des 2 243 personnes recensés par nos soins sont contraints de partager leur robinet avec plus de 80 personnes. Et 16% n’ont pas accès à un toilette classique. Des chiffres non conformes aux recommandations sanitaires internationales.
“Laokah”, ça veut dire “chez nous” en malien. Les 35 habitants de ce squat du centre-ville de Bordeaux ont ainsi surnommé leur logis. Léa, “militante du squat” y vit depuis son ouverture, fin mars 2019 : “Quand on est arrivé dans cet immeuble, il y avait un point d’eau dans la cuisine et trois toilettes. Une par étage.” Les occupants ont ensuite installé une cuisine et une salle de bain. Puis les problèmes ont commencé : “À partir de septembre tous les tuyaux étaient bouchés. Nos excréments se déversaient dans la cave. Et ça a duré de fin décembre jusqu’à avril 2020. La cave était recouverte de 50 centimètres de pipi et de caca”.
Deux femmes ont accouché dans ces conditions selon Léa qui poursuit son récit sordide : “On était contraints d’aller faire nos besoins place de la République, à 5 minutes à pied.” À l’arrivée, des toilettes publiques pas toujours utilisables. La jeune femme raconte qu’elle et ses colocataires ont parfois dû se débrouiller “avec des sacs poubelle.” Pour alerter les pouvoirs publics sur leur situation, les habitants de Laokah regroupés en association ont eux même coupé leur accès à l’eau afin de déclencher une intervention sanitaire. Une gageure qui a tout de même déclenché trois mois de démarche.
“Au début du confinement, on sentait une odeur nauséabonde, on ne pouvait plus sortir de chez nous et on vomissait au rez-de-chaussée. »
Léa, habitante du squat Laokah
“Au début du confinement, on sentait une odeur nauséabonde, on ne pouvait plus sortir de chez nous et on vomissait au rez-de-chaussée.” Léa raconte que la cave recommençait à déborder. Elle a alors monté un dossier de 15 pages, photos à l’appui, pour interpeller à nouveau les pouvoirs publics. À la fin du mois d’avril, elle apprend par Suez que la cave faisant office de fosse septique déborderait tous les 10 jours. L’entreprise a fait quelques réparations dans la foulée, puis “ils ont pompé dix mètres cubes de merde et ils sont partis”. De quoi atténuer les nuisances, sans s’attaquer aux problèmes ; raccorder le bâtiment à l’égout serait trop coûteux, selon Léa. Elle raconte qu’un ouvrier l’a averti lors d’une intervention qu’il ne fallait plus approcher de la cave où “il y a un risque mortel”.
“Ils ont pompé dix mètres cubes de merde et ils sont partis.”
Léa, habitante du squat Laokah
Les squats dépendants des associations
Sur la métropole bordelaise, les associations et la collectivité recensent près de 2 500 habitants dans les squats et bidonvilles. Ils étaient 800 en 2015. Parmi eux, une grande majorité de populations roumaines et bulgares mais aussi de nombreux déboutés du droit d’asile et des réfugiés. “La plupart n’ont pas les moyens de se loger car le prix de l’immobilier est trop élevé”, explique Morgan Garcia de Médecins du Monde, en charge de différents squats. Or leurs lieux d’installation sont rarement dotés d’équipement sanitaire.
Depuis 4 ans, les associations du collectif Action Bord’eaux, comme Dynam’eau, tentent d’y remédier en installant points d’eau et toilettes dans chacun d’eux. Avec la crise du covid-19, la question de l’accès à l’eau est redevenue centrale. “Il est déjà difficile de respecter les gestes barrières quand on vit dans une forte promiscuité, explique Morgan. Alors entassé dans de petits espaces aussi déplorables, c’est encore plus difficile d’échapper au virus.”
L’ONU reconnaît l’accès à l’eau comme un droit fondamental depuis 10 ans. Elle préconise d’ailleurs au minimum un point d’eau pour 80 personnes, à moins de 100 mètres et un sanitaire pour 20 (voir vidéo ci-dessus). En cette période de pandémie, l’eau apparaît d’autant plus fondamentale qu’elle est essentielle à la pratique des gestes barrières. A la fin du mois d’avril 2020, l’accès à l’eau dans la métropole bordelaise restait, selon nos données, toujours précaire pour plusieurs centaines de squatteurs et habitants des bidonvilles.
Ces visualisations ont été réalisées à partir de données recueillies auprès des associations et de la Métropole de Bordeaux sur un échantillon de 2 243 habitants de squats et bidonvilles. Elles montrent d’une part qu’à la fin avril 2020 au moins 8,5% des occupants sont dans l’obligation de partager un robinet avec plus de 80 personnes. Et quasiment 10% d’occupants de squats partagent leurs toilettes avec plus de 20 personnes. Loin des standards internationaux de l’ONU et de l’HCR relatifs à l’accès à l’eau.
Selon nos données, au moins 16% de cette population n’a pas accès à des toilettes conventionnelles. Ces derniers, très souvent implantés sur des terrains vagues, optent pour des toilettes sèches bricolées, parfois à même le sol. Pour au moins 3,4% de notre échantillon, il faudrait au moins une heure de marche pour accéder à un point d’eau public, dans la métropole. Et au moins une demi-heure de marche serait nécessaire afin de rallier des toilettes publiques pour près de 5% de personnes.
“On garantit l’accès à l’eau, mais on ne peut pas faire plus”
Disposer d’une arrivée d’eau et de toilettes ne suffit pas pour avoir des conditions de vie décentes. À Bastide-Brazza, près de la rue Lajaunie, des caravanes et des véhicules à l’arrêt peuplent un terrain bordé par les bâtiments industriels et les hangars laissés en chantier. Plusieurs centaines de roms bulgares de différentes minorités se branchent à des points d’eau en mauvais état. “Ils ont de l’eau mais les robinets connaissent des fuites, insiste Morgan. Le terrain est à moitié inondé. C’est un potentiel nid à moustiques.”
Sur ce bidonville, même constat pour les toilettes : “Il y a deux, trois toilettes dans les hangars adjacents, indique une source de la Métropole. Seules quelques familles les utilisent et les privatisent. Sinon, on peut estimer que 80 à 90% des habitants du squat ne les utilisent pas parce que ça tient à des problèmes d’ordre culturel. Dans certaines minorités roms, on n’utilise pas les mêmes toilettes que ses voisins.”
“On garantit un accès à l’eau pour tous. Mais on n’a pas les compétences pour faire plus”, regrette Catherine Vignerte, en charge de la mission Squats, lancée par la Métropole en 2019 pour la prévention des squats et leur gestion technique. Selon elle, installer des toilettes est une tâche compliquée. “Et la demande n’est pas assez importante.” Pendant le confinement, la collectivité n’a pas agi sur le manque de sanitaires, au même titre que le système d’assainissement, tâches souvent laissées aux associations.
De nombreux habitants des squats n’ont pas attendu l’intervention des pouvoirs publics. “Avec l’arrivée du virus, beaucoup ont paniqué, explique Morgan de Médecins du Monde. 200 Roms ont quitté un squat de Lormont au début du confinement par crainte de tomber malades et de ne pas pouvoir bien se soigner.” Une bonne partie des squats n’a pas vu ses conditions sanitaires s’améliorer.
Des compteurs sur les terrains privés
La crise du Covid-19 a agi comme un détonateur. Jusqu’ici, la Métropole s’était engagée à l’été 2019 – dans le cadre du plan national de résorption des bidonvilles de 2018 – à raccorder les squats à l’eau courante. Une mission loin d’être remplie à l’aube du confinement. “La collectivité a dépêché des agents de Suez, le délégataire en charge de l’eau, pour ajouter un accès sur 7 squats jugés prioritaires”, explique Catherine Vignerte. L’idée étant de se câbler sur un robinet usagé ou sur une borne incendie. “Du bricolage”, admet-elle. À Mérignac notamment, sur un terrain vague occupé par 50 à 70 Roms, Suez n’a pas pu intervenir, faute de réseaux sur lesquels se brancher.
Dans cette situation d’urgence, les agents de la Métropole ont fait fi de certains obstacles. Sur recommandation de l’Agence Régionale de Santé, des raccordements au réseau d’eau ont été réalisés sur des terrains parfois privés. ”On a essayé de prévenir les propriétaires, mais parfois on a fait ça sans demande, ni d’injonction de la préfecture, précise Catherine Vignerte. Ce qui nous aurait aidé si jamais un propriétaire venait à se retourner contre nous.” La Métropole assure payer les factures sur chaque compteur installé.
Shirley, engagée de longue date aux côtés des squatteurs, aujourd’hui avec Les enfants de Coluche, concède que la crise a permis un rapprochement entre le tissu associatif bordelais et la Métropole. Mais pour elle, “les solutions proposées ne sont pas les plus efficaces.”
Pendant la crise, la préfecture est restée discrète : “La décision de la Métropole à l’été 2019 de remettre de l’eau dans les squats n’avait pas été soutenue par la préfète Fabienne Buccio, rappelle Catherine Vignerte. Elle campe sur une position plus stricte et refuse d’améliorer les conditions des squats. Cela entraînerait selon elle un appel d’air.” Pour Shirley, les associations et la Métropole “se sont retrouvées bizarrement alliées contre une préfecture inhumaine et hors-sol.” Contactée, cette dernière n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Pauline Achard, Laura Le Strat, Mathieu Michel, Richard Monteil, Marie Montels, Alexis Souhard, Léa Surmaire et Noa Thomas